renaissance

  • Le jour du déclic

    Lundi 30 août 2010. Je suis en congés depuis… 3 mois. Nous sommes en fin d’été et, ce matin, je n’ai pas repris le travail comme ce fut le cas ces 32 dernières années. Et pour cause : c’est aujourd’hui le dernier jour de mon préavis de licenciement.

    Je suis inclus dans ce que l’on appelle un PSE : Plan de Sauvegarde de l’Emploi, ce qui signifie paradoxalement que je perds le mien. L’environnement économique dans lequel évolue l’entreprise qui m’employait a imposé la suppression de plusieurs centaines de postes. Jusqu’ici, j’ai traversé sept PSE et c’est le troisième dans lequel mon poste est supprimé. Par deux fois, j’avais pu me repositionner dans l’entreprise à un poste qui correspondait à ce que je savais et voulais faire.
     
    Là, c’est différent. Mon poste est une nouvelle fois supprimé mais il n’y a pas dans le nouvel organigramme de place qui corresponde à mes compétences. Au sein de la Division des Ventes, j’étais depuis 25 ans un « homme de l’ombre », de ceux qui sont là pour mettre de l’huile dans les rouages, qui font tout pour que ce qui est indispensable et qui paraît techniquement impossible trouve une solution. Je suis un généraliste, qui connaît les rouages de l’entreprise, qui sait toujours trouver la bonne personne au bon moment et qui a pris avec lui une rallonge électrique ou un couteau suisse quand personne n’avait imaginé en avoir besoin.
     
    Un de mes patrons, à qui j’avais posé la question « comment me vois-tu dans l’entreprise ? », avait répondu « comme un problem solver ». Et ce monde qui fonctionne à court terme n’a plus besoin de ces profils qui créent du lien dans l’entreprise. Chacun sa spécialité, sa mission et ses responsabilités. Le lien informatique fera le reste.
     
    La pré-retraite représente pour beaucoup une fabuleuse opportunité donnant à celui qui y a droit la possibilité d’être payé (par l’entreprise) jusqu’à la retraite sans avoir à y travailler. Il me manque 45 jours pour y avoir accès. Le commentaire que j’entends le plus souvent est que je devrais faire un procès à mes parents pour ne pas m’avoir conçu sept semaines plus tôt. Je sais depuis plusieurs mois que je ne peux y prétendre et ça ne sert à rien de s’apitoyer sur mon sort, même si ceux à qui je le dis paraissent désolés pour moi.
     
    Mes vingt-cinq ans d’ancienneté me permettent de partir dans des conditions financières acceptables. J’ai fait mes comptes et finalement décidé de partir de l’entreprise, sans projet particulier, vers un inconnu que je suis convaincu d’apprivoiser en quelques semaines ou, au pire, quelques mois.
     
    Depuis mon départ physique de l’entreprise, trois mois plus tôt, j’ai exploré plusieurs pistes de reconversion qui se sont toutes terminées en impasse. La première m’a été procurée par la rencontre improbable d’un ancien collègue perdu de vue depuis 10 ans et devenu chef d’entreprise. Il entrait dans un restaurant lyonnais où j’étais en train de faire connaissance pour la première fois avec un « tablier de sapeur ». Lorsque j’ai évoqué ma situation, il m’a aussitôt proposé une mission dans un domaine que j’affectionne (la remise en ordre d’un système d’information). Mes premiers pas de consultant m’ont très vite fait ressentir que je ne voulais plus remettre les pieds dans un lieu que j’avais décidé de quitter : l’entreprise broyeuse et anxiogène qui veut colmater des plaies béantes avec du sparadrap.
     
    J’ai étudié d’autres pistes qui demandaient une formation diplômante : gestionnaire de patrimoine, naturopathe, conseiller en prévention des risques psychosociaux… Mais à 54 ans, je n’ai pas eu la force de reprendre des études.
     
    Dans ma recherche, je suis accompagné par une société dont la mission est de m’aider à définir un projet. Après une demi-douzaine de pistes explorées sans succès, je suis une fois encore revenu au point de départ. Je vis cette situation avec difficulté. Mes envies sont éteintes, mon avenir est inexistant. Je ne suis pas dos au mur ; je suis face à lui, incapable de me projeter.
     
    Je me replonge dans mon dossier de licenciement pour voir où j’en suis concernant mes Droits Individuels Formation (DIF). Accumulés au cours de mes années de travail, ces droits me permettent de mettre en œuvre un projet de formation. STUPEUR ! Je constate que j’ai jusqu’à la fin de mon préavis, c’est à dire demain, pour les faire valoir en présentant un dossier recevable à mon entreprise, faute de quoi ces droits seront perdus.
     
    Au milieu du marasme et de mon manque d’envie je dois absolument trouver une formation motivante pour moi et acceptable par l’entreprise : apprendre un langage de programmation ou comment construire un site internet ? Je cherche, trouve, lis et me désespère. Si j’avais été motivé par ces sujets, je les aurais explorés depuis longtemps…
     
    Soudain une étincelle : et si j’apprenais à peindre ? Deux ans plus tôt, en 2008, j’avais été époustouflé par une exposition des peintures réalisées par les élèves du cours subventionné par le Comité d’Entreprise. « Les barques » de Van Gogh côtoyaient « La jeune fille à la perle » de Vermeer et « La pie » de Monet.
     
    J’avais intégré cet atelier de deux heures hebdomadaires se tenant dans une salle de réunion où nous étions 6 ou 7 à tenter de reproduire des toiles de maîtres. Chacun à notre rythme, nous étions accompagnés par un artiste passionné qui, avant de jeter ses élèves dans le grand bain de la copie, leur faisaient travailler les ombres à partir du dessin d’une pomme.
     
    Barbouillage galactique 1Il m’avait fait acheter quelques tubes de peinture à l’huile et m’avait fait « patouiller » avec une spatule à partir de noisettes de couleurs posées sur une feuille de papier à dessin noir. Les gestes que j’avais faits faisaient se mélanger les couleurs pour en créer de nouvelles avec des dégradés que je trouvais superbes. J’avais été marqué par cette expérience et étonné de l’émotion positive qu’elle avait provoquée.
     
    Pour moi, ce n’était pas ça, peindre. Il ne s’agissait que d’un exercice qui me permettrait, je l’espérais, d’atteindre le Graal : copier les maîtres pour disposer, à la maison, de chefs-d’œuvres que je pourrais admirer et montrer à loisirs, fier de pouvoir dire « c’est moi qui l’ai fait ! ». C’était un défi dont je me sentais incapable pour l’heure. Mais n’est-ce pas cela l’essence du défi ?
     

    "Barbouillage galactique" ou l'art du patouillage

     
    Armand roulin copie
     
     
     
     
     
    Dans les semaines qui ont suivi, j’ai copié une première toile (« Portrait d’Armand Roulin » (Le fils du facteur) de Van Gogh). La copie était approximative mais j’étais fier du résultat auquel j’étais parvenu.

     

     

     
     
     
    "Portrait d'Armand Roulin" - Huile sur toile - 61x50 - d'après Van Gogh
     
     
     
     
     
    Persistance de la memoire copie
     
     
     
    La seconde fut « Persistance de la mémoire » de Dali, demandée par mon fils. Je suivais avec application les indications du professeur, tel l’apprenti cycliste qui dispose de roulettes stabilisatrices.
     
     
     
     
    "Persistance de la mémoire" - Huile sur toile - d'après Dali
     
     
     
     
     
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    Lorsque j’ai commencé la troisième (« La liseuse » de Fragonard, commandée par mon épouse), les cours se sont arrêtés, le Comité d’Entreprise ne souhaitant plus subventionner une activité jugée trop élitiste compte tenu du faible nombre de personnes bénéficiaires.
     
    Je me suis retrouvé avec ma « Liseuse » à peine commencée, incapable de poursuivre seul la réalisation de ma copie. L’envie d’y parvenir me torturait mais j’avais trop peur d’abîmer ce qui avait déjà été fait. J’ai mis mon rêve sous un oreiller, préférant les regrets de ne pas poursuivre aux remords d’avoir gâché.
     
     
    "La liseuse" en friche, d'après Fragonard
     
     
     
    Mais revenons-en à ce 30 août et à l’étincelle qui vient d’apparaître dans le néant lugubre de l’avenir tel que je le vois. Et si j’utilisais mon DIF pour apprendre à peindre ? Il est 14h et je me sens comme un mineur au fond de sa galerie. Il sait qu’un filon se trouve à proximité et sent en même temps l’imminence d’un coup de grisou. Il faut faire vite. La dernière possibilité pour présenter mon dossier est demain matin. J’ai l’après-midi pour trouver comment et où apprendre à peindre. Avec concentration et détermination, je cherche sur internet des ateliers d’arts plastiques susceptibles de m’accueillir.
     
    Les premiers ateliers contactés ne savent pas ce qu’est un dossier DIF dont les contraintes administratives demandent une certaine organisation. J’étends donc la recherche et trouve l’Atelier de la Salamandre, à Chelles, qui est administrativement au point pour monter un dossier DIF. Par chance, Delphine, sa propriétaire et animatrice, reprend aujourd’hui et peut me communiquer dans les deux heures une proposition pour cent heures de formation à la découverte des techniques d’arts plastiques.
     
    Je contacte la conseillère chargée de m’accompagner dans mon reclassement et de présenter mon dossier DIF. Elle est enthousiaste et le portera demain à mon entreprise. Ouf ! Pour la première fois depuis mon départ, j’envisage un projet avec légèreté. Je suis optimiste sur la validation de mon projet. Le lendemain, mon dossier est accepté et je prendrai mon premier cours dans deux jours. L’aventure artistique commence.